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Fiches de lectures et chroniques azimutées...des histoires de livres !

"Crépuscules" - Joël Casséus

…L’homme qui savait la langue du métal et de la rouille…

Contondant, acéré, dangereux et cependant inerte, le décor de « Crépuscules » figure un territoire sans nom dans lequel évoluent, à l’ombre des montagnes de carcasses métalliques, les réfugiés d’une guerre sans fin.

Mis au ban d’une société qui les ignore autant qu’elle les rejette, les personnages (sur)vivent du trafic des morceaux de ferraille qu’ils découpent dans le ventre béant de la décharge.

 Nouvelle « jungle » d’infortune, camp corrodé de wagons destitués de leur fonction première dans une immobilité sans espérance, le bidonville n’est accessible que par une route, unique artère dont l’armée régule le pouls et qu’elle maintient sous perfusion au rythme de ses incursions régulières pour s’y nourrir.

Dans l’atmosphère nécrosée du campement léthargique balayée par les passages réguliers de drones, sortes de « Big Brother » en charge de la surveillance du bon déroulement d’un dessein qu’on devine aussi malveillant qu’inéluctable, surgit un couple, transfusé du monde légal vers ce no man’s land amorphe, en quête d’un destin pour l’enfant attendu par la femme.

De cette incursion, naît un huis-clos aux contours bouleversés, plongeant les habitants du campement dans une introspection inconfortable autant que nécessaire. S’y mêlent désir d’être, à l’image de l’enfant s’épanouissant dans le corps de la femme enceinte, et conscience des limites imposées par la violence de ce monde, où l’humanité permet à certains de vivre sur les déchets d’une civilisation qu’ils ont transformée, bafouée et finalement abandonnée.

Sans nom, comme la terre qui leur a été allouée, ils se heurtent à leur propre vulnérabilité à travers celle de la femme encombrée par la vie qu’elle porte en son sein. Exilés involontaire sur une terre qui ne tient que les promesses de ceux qui l’ont engendrée à leurs propres fins, les personnages voient lentement mais précisément leur avenir se dissoudre dans la poussière collante, inexorable, laissée chaque soir sur leur survie par le jour qui s’achève.

Et chaque crépuscule cristallise un peu plus leur agonie lente et irrémédiable, assombri chaque jour davantage par le silence assourdissant de leur anonymat.

Exacerbés, diffractés, défigurés, leurs espoirs s’écorchent aux débris de métal, s’épuisent contre les membranes opaques du mutisme et de la résignation, deviennent limaille, boue, breuvage frelaté ou verbe acerbe, concentrés d’une violence en gestation.

Dans le ventre du camp, s’épanouissent déjà des jumeaux à l’avenir condamné : esclaves ou despotes, réfugiés ou militaires.

Aux plaies déjà ouvertes, à celles cicatrisées, l’accouchement prochain de la nouvelle venue ravive la douleur de l’inachevé, de la perte, de l’impossible salut.

Matrice d’une génération sans perspective, elle attise la souffrance de ceux qui ont cessé de croire, elle ravive les désirs avortés et les rêves abandonnés, étrangère de mauvaise augure dont la colère sourde prend forme(s) dans l’aura de sa grossesse. Cette genèse manifeste déforme son corps et trouble ses rapports au père de l’enfant.

Ce dernier semble atteint par la résignation des habitants du camp, contraint comme eux à subir une vie apathique, rythmée par la vacuité des jours se succédant selon des rites ineptes et répétitifs visant uniquement à les maintenir en vie, dans les limites des frontières de l’exil.

Et le lecteur de « Crépuscules » entre en résilience…en attendant (en espérant ?) une possible délivrance.

Ce roman, aussi court que dense, oppressant, lourd comme du plomb, déstabilise.

D’abord, par cette écriture, si singulière. Le verbe de Joël Casséus n’est pas sans rappeler, parfois, celui de Jean-François Beauchemin dans « Le jour des corneilles », tant dans son langage, presque innocent, que dans l’approche de cette collision entre les humanités, la « civilisation » et les exclus.

Plus acide, Joël Casséus ne gomme aucune aspérité.

Ni de ses personnages, bruts, désincarnés puisqu’anonymes, sans nom, sans repère autre que leur fonction ou leur genre.

Ni de cette terre désolée, isolée, à laquelle on pourra identifier toutes les « jungles » et tous les camps du monde. Inutile de nommer l’indicible, juste le regarder bien en face et s’y griffer pour en prendre conscience.

Ensuite, au-delà du style, « Crépuscules » nous entraîne vers une « finis terrae » sans horizon, ou si peu.

Et au bord du vide, l’équilibre se mesure à la propension à choisir le camp auquel les personnages veulent appartenir, entre innocence et violence, corruption ou abnégation. L’auteur ne prend pas parti, il ne préfère pas. A la fois conte et roman d’anticipation, il est bien au-delà du trop facile « roman dystopique », mais en adopte certains codes, pour nous accorder quelques repères un peu rassurants, pour nous laisser un peu d’air dans l’univers suffocant dans lequel il nous immerge.

Pas de cases, sinon celles dans lesquelles il semble placer ses personnages (« La femme », « le père de l’enfant », « l’homme »). Mais les barrières sont mouvantes dans l’immobilité apparente du camp, comme les parois du ventre maternel contre lesquels les poings de l’enfant à naître, boxe. Et les certitudes sont de fait bousculées, malmenées.

Ce livre, où la violence affleure, exsude, laisse des marques ou corrompt sans bruit les âmes les plus vulnérables, est l’uppercut nécessaire et douloureux pour nommer la souffrance. Pas d’esquive possible, juste une parade qui aurait pour nom empathie ou bienveillance, et qui nous permettrait de sortir du ring la tête haute et le cœur libéré d’un combat stérile à l’issue fatalement corrompue. Une sorte de délivrance…

"Crépuscules" - Joël Casséus
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